Kathryn Bigelow : une femme à part

 

Kathryn Bigelow est la plus grande cinéaste du monde ! Voilà, c’est dit, c’est clair et incontestable. Seule femme à réaliser des films de genre ouvertement virils (des films d’hommes on pourrait dire), elle est également la seule femme à qui les grands studios confiaient dans les années 80 et 90 leurs plus gros budgets. Mais c’est surtout la seule digne héritière d’une lignée de grands cinéastes, aujourd’hui en voie de disparition, tels que John McTiernan, John Carpenter, ou Paul Verhoeven.

Aujourd’hui, la soixantaine rayonnante, la réalisatrice se retrouve ce mois-ci en couverture du Time Magazine, à l’occasion de la sortie de son chef d’œuvre Zero Dark Thirty. Un évènement pourtant inimaginable il y a encore quelques années, tant la côte de popularité de la cinéaste sombrait honteusement dans les tréfonds de l’amicale cinéphilique, et tant la critique c’était acharnée sur elle suite au bide de K-19. Le grand début de carrière de la cinéaste était effacé d’un coup, au grand dam de ses admirateurs.

Après des études de peintre, puis à l’université de Columbia à New York (avec comme professeur le réalisateur Milôs Forman), Kathryn Bigelow réalise un premier court métrage, The Set-Up, puis un premier long métrage, co-réalisé avec Monty Montgomery, The Loveless, avec Willem Dafoe. Bien que passé inaperçu, le film lui permet de financer son premier long métrage en tant que seule réalisatrice, Aux Frontières de l’aube, en 1987. La réalisatrice fait déjà preuve d’une grande maîtrise dans sa mise en scène, et orchestre un film qui définit à lui seul tout son cinéma, où la brutalité coexiste avec une ambiance onirique, symbolisée par cette superbe histoire d’amour désespérée, le tout sous fond de western. Ce chef d’œuvre définit clairement son cinéma, Bigelow y revendique son style viril, mais y ajoute une touche poétique presque inédite dans le genre, et qui n’est pas étranger au fait qu’elle soit une femme.

Un film qui pose également la filiation qui aura lieu entre Bigelow et un autre grand cinéaste des années 80 : James Cameron. Au-delà de leur style proche, plusieurs acteurs fétiches de Cameron se retrouvent ici dans le film de Bigelow. Il s’agit de Bill Paxton, Jenette Goldstein et Lance Henriksen, tous trois ayant joué dans Aliens. Ce rapprochement va se poursuivre avec le film suivant de Bigelow, Blue Steel, polar urbain sec et nerveux avec Jamie Lee Curtis. Le style visuel ressemble au Aliens de Cameron (qui était son mari à cette époque), avec ces faisceaux lumière filmés en contre-jour, de nombreuses scènes nocturnes, et des codes couleur identiques (de fortes couleurs métalliques). De même, la caractérisation de Jamie Lee Curtis en femme à fort caractère, révélant néanmoins des faiblesses à l’intérieur d’elle, se rapproche de Ripley dans Aliens et Sarah Connor dans Terminator 2. Le tout grâce au brillant script d’Eric Red (déjà scénariste d’Aux Frontières de l’aube), qui apporte un soin particulier à chacun de ses personnages. La confirmation est là, la consécration est à venir.

Cette consécration arrive en 1991 avec la sortie de Point Break, film d’action produit par James Cameron (dont ce dernier reprendra d’ailleurs pour son Titanic la réplique de Bodhi « I’m the king of the world ! »). Sans être son meilleur film, Point Break reste encore aujourd’hui une référence du film d’action des années 80 et 90, une plongée captivante dans l’univers des surfeurs (encore inexploré jusque là), au script simple mais efficace, au rythme ultra dynamique, et dont la mise en scène renvoie n’importe quel blockbuster qui sort aujourd’hui à ses cours d’école, dont notamment une course poursuite à pied entièrement filmée en steadycam, ainsi que d’hallucinantes scènes de surf.  Point Break rapportera près de 100 millions de dollars dans le monde, et permet à Bigelow d’envisager des projets de plus grande envergure.

Le premier d’entre eux est nommé Company Of Angels, et est consacré à Jeanne D’Arc. Un projet ambitieux, qui correspond bien à la cinéaste, fascinée par les femmes à forte personnalité, qui se révèlent progressivement, et ayant une obsession pour leur objectif, allant jusqu'à braver les ordres de ses supérieurs (ce qui ressemble déjà au personnage de Maya dans Zero Dark Thirty). Le film doit être produit par Luc Besson, mais finira par échapper à la cinéaste. La raison ? Luc Besson est à l’époque marié à Milla Jovovich et veut l’imposer à Bigelow dans le rôle de la pucelle d'Orléans, ce que cette dernière refuse catégoriquement.  Résultat, Besson récupère la réalisation, avec le sinistre résultat que l’on connait. Bigelow se tourne alors vers son ex mari James Cameron, qui a écrit un scénario de science-fiction sous fond de cyberpunk, nommé Strange Days. Le film sera un terrible échec au box office, malgré l’évidente qualité du film, qui est la réelle fusion entre le style des deux réalisateurs.

Un échec dont la réalisatrice mettra longtemps à se relever.  Ses deux films suivants, Le Poids de l’eau et K-19, sont également des échecs. Ce dernier, bien qu’étant un formidable film, le film passe encore inaperçu en salles, et éloigne la réalisatrice des plateaux de cinéma pendant plusieurs années. Son retour se fait en 2008, avec un petit film sur fond de guerre en Irak, Démineurs. Ce dernier permet à la cinéaste de remporter six Oscars, dont celui de la meilleure réalisatrice (devançant son ex mari James Cameron), une consécration tardive mais méritée.

Cependant, la majorité du public et de la critique n’arrivent à reconnaitre que maintenant qu’il s’agit d’une grande réalisatrice, alors que c’était déjà le cas à ses débuts. Peu de réalisateurs peuvent se targuer d’avoir une filmographie aussi régulière dans la qualité (aucun de ses films ne fait tâche), et surtout d’une telle cohérence dans le style visuel, et dans le propos. Bigelow est fascinée par les personnages forts, mais aime mettre en scène leur obsession, ce que l’on peut voir dans chacun de ses films, y compris ses premiers. Caleb est obsédé par la vampire Maé dans Aux Frontières de l’aube, Megan Turner par le psychopathe de Blue Steel, et Bodhi dans Point Break n’a qu’une obsession, surfer sur la plus grande vague du monde. C’est aussi ce qui définit le style de la cinéaste.

Cette dernière a toujours eu également un rapport et une vision particuliers de l’histoire, qu’elle soit récente (Démineurs et Zero Dark Thirty) ou plus ancienne (K-19, ainsi que son projet sur Jeanne d’Arc). Dans sa filmographie, Bigelow nous raconte que l’histoire n’est pas faite par les grands conquérants ou les grands hommes politiques, mais par les hommes de l’ombre, sans grade,  qui se battent au quotidien et sacrifient tout pour leur devoir. Ceux qui mettent la « main dans la merde », qui vont se sacrifier dans une pièce remplie de substances radioactives, suite à la fuite d’un réacteur nucléaire, pour éviter une explosion qui serait catastrophique (dans K-19). Ce sont également ceux qui torturent pour obtenir des informations (dans Zero Dark Thirty) alors que leurs supérieurs leur demandent le silence, et paradent de leur côté.

Un point de vue et une cohérence dans sa filmographie rares au cinéma, et qui surtout ne faiblit pas. Cela aura pris du temps, mais Kathryn Bigelow aura fini par connaître le succès (Zero Dark Thirty a récolté plus de 40 millions de dollars en deux semaines d’exploitationaux Etats-Unis) et la reconnaissance qu’elle mérite (toujours en course pour obtenir un 2e Oscar du meilleur film de suite). 

Au moins, elle ne finit pas dans l’anonymat presque complet comme ses glorieux prédécesseurs, qui ont pourtant énormément apporté au cinéma.

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