Allen Hughes : un seul être vous manque...

Mercredi sort Broken City, premier film d’Allen Hughes loin de son frère jumeau Albert, inspéparables et dont les carrières sont indissociables depuis leur premier film, Menace 2 Society. L’occasion de revenir sur le parcours de deux des plus brillants manieurs de caméra du cinéma américain actuel, que l’on a malheureusement que trop peu l’occasion de voir en action.

Nés à Détroit en 1972, les deux frères jumeaux ont baigné très vite dans le cinéma, et ont commencé à réaliser leurs premiers courts-métrages dés l’âge de douze ans. Par la suite, les deux frères vont suivre des chemins différents dans leurs études, Allen étudiant l’audiovisuel au LACC Film School, et Albert suivant une scolarité plus linéaire. Des parcours qui détermineront les styles et rôles de chacun, que l’on retrouvera dans leur filmographie.

Les deux frères se retrouvent et se forment en réalisant plusieurs clips, notamment le clip posthume Inner City Blues de Marvin Gaye, une version de Walk On By d’Isaac Hayes, et plusieurs clips du rappeur Tupac Shakur. Ils décident par la suite d’entrer dans le grand bain, et co-écrivent alors le scénario de leur premier film, le drame Menace 2 Society, décrivant le quotidien de jeunes afro-américain dans le quartier de Watts dans la banlieue de Los Angeles.

Tourné en 35 jours pour un budget de 3 millions de dollars, Menace 2 Society est présenté en avant-première au Festival de Cannes 1994, fait forte impression et se trouve être un succès aux Etats-Unis, récoltant plus de 20 millions de dollars de recettes. Le film atteint immédiatement le statut de classique, peignant avec réalisme le quotidien de jeunes afro-américains des ghettos, entre violence quotidienne, règlements de compte, gangs, absence totale de perspective d’avenir, enfermement progressif dans la violence. Le tout raconté avec une maîtrise visuelle absolument impressionnante pour un premier film, et traversé par des moments de violence et de furie qui scotchent le spectateur. Un film qui, surtout, regroupe les caractères des deux frères à l’écran.

Allen ayant eu une formation plus visuelle, pensant le cinéma en termes d’images, s’occupe généralement de l’aspect visuel des films, et Menace 2 Society est une démonstration d’intelligence du découpage, de la maîtrise de la chorégraphie (voir les longs plans séquences complexes qui traversent le film), et d’inventivité (la scène d’interrogatoire filmée dans un travelling circulaire magnifique). Le caractère plus joyeux d’Allen (quelqu’un qui aime sortir, fréquenter, faire la fête) donne au film cette dynamique constante, ainsi que le côté romantique et agréable du film. La maîtrise visuelle sert un propos fort, pertinent et raconté avec intelligence (bien loin du discours et de la morale pachydermiques du Boyz N The Hood, navet trop célébré de John Singleton) qui est amené principalement par Albert, et qui s’explique par sa formation plus théorique. Dans le même temps, le nihilisme et le côté dépressif de ce film (ainsi que du reste de leur filmographie) tient dans la personnalité plus discrète et renfermée d’Albert.

Fort de leur premier succès, les deux frères se lancent dans un projet plus ambitieux, une grande fresque historique qui s’étend sur trois décennies, et qui s’inspire librement de la biographie du vétéran du Vietnam Ari Merretazon. Dead Presidents (misérablement renommé Génération Sacrifiée en Français) est une grande fresque dans la lignée d’un Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino, et qui, une nouvelle fois, s’intéresse à la condition des noirs américains. Dead Presidents est une plongée fascinante et douloureuse qui fait vivre à son spectateur toute la frustration du noir américain moyen, et ce, sans jamais chercher de bouc émissaire, sans donner des réponses toutes faites pour festivaliers, ou sans sombrer dans le « communautarisme pour les nuls ».

Dead Presidents est également le reflet de ce que les frères appellent « le côté imprévisible de l’existence », chose qui les intéresse, et qui se traduit ici par des effets de surprise, des éclats de violence, d’humour ou de drame, à des moments où l’on ne s’y attend pas (ce qui était déjà le cas dans Menace 2 Society). Dead Presidents est enfin l’un de ses grands films qui retournent complètement le mythe du rêve américain, qui est ici refusé au héros, et symbolisé par des billets de banque tout le long du film.

Malgré toutes ces qualités, le film sera un échec terrible au box office (il ne sortira même pas au cinéma en France), ce qui ne plaidera pas en leur faveur envers les studios, vu la mauvaise réputation qu’ils ont à Hollywood. En effet, rebelles, détestant les exécutifs de studio, les deux frères sont parmi les cinéastes les plus détestés à Hollywood, ce qui les empêchera de revenir au cinéma pendant quelques années. En cinq ans, ils ne tourneront qu’un documentaire, American Pimp, sur le milieu de la prostitution aux Etats-Unis. Le documentaire sera présenté au Festival de Sundance, mais sera encore inédit en France.

Il faut en tout cas attendre 2001 pour revoir les frères Hughes au cinéma, lorsqu’ils décident d’adapter la Bande dessinée d’Alan Moore et Eddie Campbell, From Hell. Le film, avec johnny Depp et Eather Graham, suit la traque de Jack L’Eventreur par un inspecteur de Scotland Yard à travers les rues sombres et glauques du quartier de Whitechapel à Londres. Face à la complexité de l’œuvre de Moore et Cambpell, presque impossible à adapter au cinéma, les deux frères optent pour une enquête plus classique, mais véritablement transcendée par une mise en scène remarquable. Les deux frères mettent en place un univers graphique fascinant, expérimentent différents filtres, formats vidéos, enchaînent cadres superbes sortis du roman graphique, découpage à la fois dynamique et lisible, et plans-séquences d’une beauté à tomber par terre.

Encore une fois, la production et la post production seront difficiles pour les frères Hughes, qui ne reviendront au cinéma qu’en 2010 avec Le Livre d’Eli. Un film post-apocalyptique inégal, au scénario parfois débile (un twist final que l’on peut deviner au bout de 5 minutes), au casting peu réussi (l’excellent Denzel Washington fait face aux cabotinages inutiles de Gary Oldman). Mais le film est encore traversé de moments de mise en scène impressionnants, dont un combat filmé presque intégralement en travelling circulaire, ou encore une fusillade entièrement en plan-séquence. Le film est également l’un des rares à avoir pu apporter quelque chose à l’univers et l'imageris repris (comme la grande majorité des films post-apocalyptiques) sur Mad Max 2.

Suite au succès du film, Allen Hughes a donc décidé de réaliser son premier long métrage seul, Broken City, avec Mark Wahlberg, Russell Crowe et Catherine Zeta Jones. Les bandes annoncent laissent imaginer un thriller honnête, intéressant mais totalement anecdotique dans la filmographie du bonhomme. Ce qui laisse finalement à penser qu’Albert manque bien plus à Allen qu’on peut le penser, et que les deux frères ne sont jamais meilleurs que lorsqu’ils sont ensemble. 

http://www.youtube.com/watch?v=CD2pjnGy8Fk

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